Tu seras reine un jour... Non, plus que reine
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Sous la plume de Michel de Grèce, Aimée (amie et cousine
de Joséphine, Aimée Dubuc de Rivery) se souvient ainsi de
cette journée :
"
- N'ayez pas peur, jolies créoles, approchez, approchez.
La voix qui nous invite de la sorte est jeune, légèrement
teintée
d'amusement, mais ni l'une ni l'autre nous ne pouvons bouger.
- Allons, approchez mes belles ! Je ne vais pas cracher des serpents et
aucun gouffre ne s'ouvrira sous vos pieds, je vous le garantis. Approchez,
que
je vous voie mieux.
La voix a pris des intonations suaves et maintenant, comme nos yeux s'accoutument à l'obscurité ambiante,
nous distinguons mieux les ombres qui peuplent la case : une trentaine d'hommes
et de femmes, tous des noirs, assis en rond sur des nattes. Notre apparition
a interrompu leurs incantations et ils demeurent immmobiles, les yeux fixés
au sol, droit devant eux. Seule une des femmes a levé la tête
et nous regarde : c'est Euphémia.
Bien qu'elle tienne son corps lové, on la devine de haute taille
et plutôt efflanquée; elle a un nez surprenant dans un visage
de négresse, très busqué, et des yeux pâles qu'elle
doit tenir de son père irlandais. Elle nous envisage tour à tour,
soudain elle se recroqueville davantage tandis qu'une onde d'effroi
altère
son visage lisse, tout laqué de sueur.
- Que voulez-vous, petites ? Pourquoi venir ici ?
Sa voix est descendue d'une octave, le souffle est court, le débit des
paroles précipité.
Du coup, Joséphine a retrouvé tout son aplomb pour répondre
:
- L'avenir. On dit partout que vous le connaissez - et ce disant,
elle dépose
devant Euphémia les cadeaux rituels, le sac de café, le pain
de sucre. Je veux savoir si l'homme que j'aime m'aimera
toujours et si je l'épouserai.
La gravité s'est inscrite sur le visage de celle qui connaît les
charmes et les secrets du temps. Elle observe Joséphine intensément,
jusqu'à l'âme dirait-on.
- Si jeune et déjà si curieuse de l'avenir, murmure-t-elle comme
pour elle-même. Le présent ne te suffit-il
donc pas, jeune fille ?
- Je veux savoir, a insisté Joséphine d'une petite voix où perce
un reste d'inquiétude.
- Je ne te cacherai pas la vérité, petite, puisque tu y tiens
tant, mais sache qu'elle ne sera pas forcément conforme à ton
désir.
La voix de la pythonisse est devenue grêle, il semble que les mots soient égrenés
par une flûte céleste qui déchiffre
l'oracle :
- Un homme brun, un étranger, un Anglais pense à toi en effet.
Il t'aime et tu l'aimes, mais sache que tu ne l'épouseras jamais. A
ce rêve là, il te faut renoncer dès à présent,
si tu m'en crois... Rassure-toi, d'autres rêves que tu es incapable de
concevoir aujourd'hui se réaliseront en leur temps. Je vois pour toi
un homme blond présentement destiné à une personne de
ta famille qui va bientôt mourir. Celui-là sera ton premier époux.
Euphémia s'est emparée des mains de Joséphine
et elle en examine les paumes avec une intense
attention.
Lorsqu'elle reprend, c'est en une cascade de
notes argentines, une prophétie
inouïe :
- Tu feras deux mariages. Le premier de tes époux t'emmènera
vivre en France. Là, tu connaîtras
quelques années de bonheur
mais bientôt vous vous séparerez
et il mourra tragiquement, te laissant
deux jeunes enfants. Ton second époux
sera un homme de peu d'envergure physique,
par surcroît inconnu et pauvre. Cependant
il deviendra immensément célèbre,
il fera retentir le monde de sa gloire
et soumettra de nombreuses nations. Il
te hissera avec lui à la position
suprême. Tu seras... reine -
ici Euphmémia a marqué un temps d'arrêt
puis a poursuivi comme si, au fond de ses yeux pâles,
l'image prenait une forme définitive
- Non, pas reine... plus qu'une
reine.
C'est cela, tu seras plus qu'une reine.
Mais souvent, alors que tu apparaîtras
en pleine lumière, au faîte
des honneurs et de la gloire, tu regretteras
la vie douce et paisible qui est la tienne,
ici, aujourd'hui, à la Martinique...
Hélas, je vois
aussi qu'après avoir ébloui
le monde, tu mourras solitaire et abandonnée.
Euphémia est maintenant silencieuse, tête baisée, comme
accablée par l'augure, devant une Joséphine stupéfaite,
statufiée.
J'ai écouté tout cela sans en être aucunement impressionnée
et je suis curieuse de savoir quelles
nouvelles élucubrations pourrait
inspirer à Euphémia l'examen
de mes mains. Dans un élan
de défi j'avance vers elle et
lui présente
mes paumes :
- Et moi, que deviendrai-je à votre avis ? Dîtes-moi, pour voir.
Je n'en croirai rien mais dîtes-moi
!
Euphémia lentement a levé la tête
et m'envisage. Elle a pris mes mains
offertes, qu'elle tient
ferme entre les
siennes, mais elle ne
les regarde pas. Son visage est couvert
de sueur. Moi, je souris, je l'encourage
par une
nouvelle
provocation
:
- Alors, vous ne voyez rien ?
Elle prend le temps de renverser
la tête, ses yeux se ferment, sa voix
retrouve cette sonorité si particulière : dans la bouche d'Euphémia
le destin est une pièce d'orfévrerie que les mots martèlent
délicatement.
- D'ici quelques années, tes parents t'enverront en France. Lors
d'un voyage ton navire sera arraisonné par des pirates qui t'emmèneront.
Tu échapperas à un
naufrage... Tu inspireras
de l'amour à un
souverain malheureux. Tu
auras un fils... Oh ! comme
c'est étrange,
ce fils en vérité ne
sera pas le tien, ni celui
de cet homme. Son règne
sera très glorieux
mais je vois les marches
et son trône ensanglantées
par un régicide. Toi-même
qui jouiras pourtant d'un
pouvoir immense, tu ne connaîtras
jamais les honneurs et la
reconnaissance publique.
Tu vivras recluse dans un
magnifique
palais
que tu ne pourras jamais
quitter.
Euphémia a lâché mes mains, son corps s'est infléchi
vers l'avant, brisé par l'effort. Elle semble désormais
incapable de prononcer
un mot de plus.
Nous sommes deux futures
souveraines qui courons à perdre l'haleine
vers la maison des Tascher de la Pagerie, les parents de Joséphine."
***
*
Or donc, se rappelle Aimée Dubuc de Rivery sous la plume de Michel
de Grèce,
quelques temps plus tard, le 8 août 1788, voguant vers la Martinique, à bord
de la Belle Mouette commandée par le capitaine Duddefand, de retour
de Nantes où elle venait d'achever ses études, Aimée fit
naufrage à 40 milles au sud-ouest de La Coruna, en raison d'une voie
d'eau. Heureusement, avant de sombrer, un navire espagnol, l'Aliaga, passa à quelques
encablures... Michel de Grèce, dans La Nuit du sérail nous
rassure :
"Ils parvinrent à assurer les filins et à rapprocher les
deux navires. Le passage d'un bord à l'autre s'effectua dans la bousculade
et le désordre (...).Le bâtiment se dirigeait présentement
vers Palma de Majorque, capitale des Baléares (...) une direction diamétralement
opposée à la Martinique.". Aimée nous relate, toujours sous la plume de Michel de Grèce
qu' "Enfin, un matin, nous atteignîmes le cap de Barbarie de l'île
de Formentera, la plus petite des îles Baléares. J'appris, toujours
du capitaine Duddefand, que cette étrange désignation du cap était
justifiée par sa position face à la partie de l'Afrique connue
sous le nom de Barbarie et repaire de corsaires barbaresques. Mais nous n'avions
pas à redouter de mauvaises rencontres, nous touchions au but. Groupés
sur le pont, passagers et officiers se réjouissaient d'arriver enfin à bon
port. Pour nous, c'était la fin d'une aventure éprouvante et
pour les Espagnols, c'était bientôt le terme du voyage. Déjà l'îlot
de Cabrera, le cap Salinas, le cap Blanc à l'extrêmité de
Majorque étaient en vue. Dans une demi-heure nous pourrions même
distinguer Palma. Hélas, le vent qui molissait était devenu
presque nul, les voiles faseyaient et l'Aliaga n'avançait plus guère.
Mon impatience en était exaspérée et j'arpentai les
ponts en échaffaudant des plans pour rejoindre la Martinique au plus
vite : aussitôt arrivée à Palma je me promettais de chercher
un bateau à destination de Marseille. Là, je demanderais l'hospitalité à nos
cousins Saint-Aurins et je prendrais la route pour Bordeaux dès que
possible. A Bordeaux, je trouverais sans peine à embarquer pour la
Martinique...
- Voiles à l'arrière !
Le cri tomba de la hune, un cri qui draina aussitôt la population de l'Alliaga
jusqu'à la poupe. A l'horizon là-bas, en effet, trois navires de
petit tonnage. Alors du groupe des marins, un second cri, strident celui-ci,
monté d'entrailles nouées par la peur :
- Les pirates barbaresques !".
Ainsi le vaisseau où avait pris place Aimée Dubuc de Rivery fut
pris par les pirates arabesques. Les trois frégates ramenèrent leur butin à El
Djezaïr, autrement dit Alger. Les prisonniers furent amenés par le
commandant pirate dans un ancien hammam transformé en prison. Aimée,
morceau de choix, fut offerte par le dey d'Alger Baba Mohamed Ben Oman au sultan
de Turquie (Constantinople), Abdulhamid Ier ou Abdoul Hamid Ier (1774-1789),
fils d'Ahmed III. Aimée reprit donc la mer en direction de la Grande Porte,
accompagnée par le Keznadar (ministre des finances du Dey d'Alger). Constantinople
fut atteinte fin août 1788. Et Abdoul Hamid Ier fit rapidement d'Aimée
sa favorite. Aimée était reine. Elle prit le nom de Sultane Nakshildil
, et fut à l'âge de 15 ans la mère adoptive (pour Michel
de Grèce) du futur Sultan Mahmoud II ou Mahmud II alors âgé de
4 ans et en tant que telle fut appelée à l'âge de 36 ans
la Vladde ou Validé (titre de la mère du sultan régnant)
: c'était le 28 juillet 1808.
Mahmoud II succédait en ce jour à son demi-frère Moustafa
IV qui lui-même avait succédé à Sélim III (fils
de Moustafa III, frère d'Abdul Hamid Ier) qu'il avait déposé le
30 mai 1807, puis assassiné... Sélim III et Aimée furent
amants, d'après Michel de Grèce.
Article de Lionel le Tallec
Extraits:La Nuit du sérail Par Michel de Grèce [Retour sommaire] [Haut de la page]
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