|
L'île baignée par les eaux d'un bleu turquoise de la mer des
Antilles où naquit la future Impératrice - aujourd'hui le département
de la Martinique - a été dotée par un passé marqué par
la colonisation et l'esclavage d'une population composite ; Amérindiens
issus du peuplement originel, Africains victimes de la traite, Européens
et même "Syriens", nom donné aux originaires du Proche-Orient.
La géographie n'est pas moins variée : comme les ailes des
papillons qui y volettent par milliers, la Martinique juxtapose vallées
verdoyantes et montagnes escarpées sur une terre où mangues
et ananas poussent à l'état
sauvage.
L'héroïne de cette histoire, Marie-Josèphe Rose Tascher de
La Pagerie, que les siens allaient nommer seulement Rose avant que Napoléon
la rebaptisât Joséphine, était issue d'une famille dont le
passé se confondait avec l'histoire de la Martinique. Pierre Belain d'Esnambuc,
qui avait pris possession de l'île en 1635 au nom de Louis XIII, était
l'un de ses ancêtres. La lignée remontait à Guillaume d'Orange
en personne. Quand la lointaine descendante du Taciturne, Rose Claire des Vergers
de Sannois, épousa Joseph Gaspard Tascher de La Pagerie, son père
ne vit pas cette union d'un bon œil : Joseph Gaspard avait débarqué dans
l'île en 1726 avec pour seule recommandation son titre de noblesse et la
double évocation d'un aïeul qui avait fondé un monastère
en la lointaine année 1142 et d'un autre qui s'était croisé en
1190.
La famille des Vergers de Sannois appartenait à l'aristocratie brestoise
et son enracinement dans l'île remontait aux tout premiers temps de la
colonie. Elle était donc créole, nom donné aux Européens
nés dans l'ïle. On les appelle aujourd'hui encore "békés",
terme qu'utilisaient leurs esclaves et qui dérive d'un mot ibo signifiant "Blanc
trouvé sous les feuilles". Àl'origine, ce terme péjoratif
ne désignait en effet que les enfants illégitimes.
M. de Sannois appartenait à une caste de grands propriétaires terriens
qu'unissaient des liens étroits et dont les enfants se mariaient entre
eux : il n'eût sans doute jamais consenti à l'union projetée
si sa fille n'avait atteint l'âge, fatidique à l'époque et
dans son milieu, de vingt-cinq ans, et n'avait donc été en grand
péril de ne plus trouver d'époux. N'ayant jamais quitté son île
natale, elle avait été séduite par les belles manières
de Joseph Gaspard qui avait passé cinq années à la cour
de Versailles en qualité de page de la princesse Marie Josèphe
de Saxe. Il avait regagné la Martinique avec les épaulettes de
sous-lieutenant et s'était distingué dans quelques escarmouches,
mais ces modestes titres militaires étaient une piètre consolation
pour la famille de Sannois lorsqu'elle consentit de mauvais gré au mariage
afin de s'assurer une descendance.
Le premier enfant du couple, une fille, naquit le 23 juin 1763 et fut baptisé cinq
semaines plus tard dans la petite église des Trois-Îlets par un
père capucin. "Aujourd'hui, écrivit-il dans ses registres,
j'ai baptisé Marie Josèphe Rose, fille légitime de Joseph
Gaspard de Tascher de La Pagerie et de son épouse Rose Claire des Vergers
de Sannois". Après la cérémonie, conformément à la
tradition, la nouvelle chrétienne fut présentée dans toutes
les plantations voisines, fêtée et couverte de présents destinés à compléter
sa layette. Puis on ramena l'enfant dans la demeure où elle avait vu le
jour et qui est aujourd'hui convertie en musée.
La plantation familiale était connue, tant les esclaves étaient
nombreux, sous le nom de "Petite Guinée." Le site où s'élevait
la demeure des maîtres était d'une exceptionnelle beauté.
Pour faire vivre son exploitation, la famille avait dû mener une bataille
incessante contre une végétation luxuriante qui tentait de reprendre
ses droits, envahissant les murs, disjoignant les pierres et sapant les fondations.
Chaque arpent des cinq cents hectares de la propriété était
un monument élevé à la gloire de la ténacité des
colons et de leur capacité à l'emporter envers et contre tout.
La Grand-Case de La Pagerie était une demeure relativement modeste. Selon
la coutume, elle était construite légèrement en hauteur,
afin que le maître puisse avoir l'œil sur ses possessions. Cette bâtisse
blanche d'un étage, entièrement en bois, recouverte de tuiles,
reposait sur un sol de dalles carrées. L'aménagement intérieur
mêlait les meubles français et américains. Dans toutes les
pièces flottait le parfum des fleurs qui poussaient alentour : tubéreuses,
immortelles, jasmins. Le long de trois des murs courait un "glacis",
sorte de galerie à balustrade festonnée d'arabesques, à travers
lesquelles Rose enfant découvrait son univers. Le jardin était
ombragé de tamariniers, de manguiers et de frangipaniers dont le feuillage
impénétrable dérobait la demeure à la vue des curieux.
Les dépendances, dont les cuisines, se trouvaient au-delà d'une
rangée d'hibiscus, d'acacias et de rosiers qui délimitait l'espace
réservé à la famille. La fillette que les siens surnommaient
Yéyette se promenait avec sa nourrice dans l'allée de palmiers
qui partait de l'aile droite de la propriété. Ces arbres gigantesques,
véritable colonnade à la romaine, tendaient au-dessus d'elle une
voûte de palmes entrelacées. Le lieu allait rester l'un des préférés
de Rose. Chaque mois, elle s'aventurait plus loin dans la plantation et la vallée
creusée de combes et de gorges, découvrant d'immenses panoramas
dont elle n'oublierait jamais la splendeur. Un paysage de collines opulentes,
parsemées de verts pâturages, de savanes et de cultures sucrières
s'étendait à perte de vue. Sur ces terres généreuses,
la brise faisait onduler les champs de canne et en tirait un chant incessant.
Partout, les trouées de feuillage laissaient entrevoir le bleu lumineux
de la mer des Antilles.
Exploité depuis les origines par les Caraïbes, l'endroit fournissait
fruits et légumes en abondance. Le royaume enchanté de la forêt
tropicale aux lianes enchevêtrées menaçait sans cesse d'envahir
le domaine. La rivière qui le traversait de part en part, tantôt
impétueuse et tantôt languissante, s'appelle aujourd'hui la "rivière
aux cinq noms".
Vue des hauteurs du Lamentin, La Pagerie fait forte impression : la plantation
y paraît bordée de collines qui se fondent dans les brumes à mesure
qu'elles s'élèvent vers le ciel. Le pic le plus haut, le Carbet,
disparaît sous un voile de nuages. Au Nord, le domaine s'ouvre sur la baie
des Trois-Îlets qui descend en pente douce jusqu'à la mer. Dans
ce vaste amphithéâtre naturel tapissé de verdure, l'air vif
chargé d'embruns est baigné de senteurs tropicales. L'endroit dégage
une impression de paix si profonde que Rose enfant s'y sentit sans nul doute
en parfaite sécurité. Comment la plantation, qui s'étendait à perte
de vue, n'eût-elle pas paru à ses yeux le vaste monde ? Elle était
d'ailleurs un monde à part entière, aussi indépendante qu'une
petite ville, vivant pour l'essentiel de ce qu'elle cultivait et des fruits de
la chasse et de la pêche. La Pagerie avait ses propres charpentiers, ses
forgerons, son moulin, sa scierie, et même un petit hôpital.
Tirant du sucre de canne sa source principale de revenus, la propriété vendait
aussi quelques balles de café, d'indigo et du coton qui poussaient sur
les pentes du domaine. Elle possédait des ruches qui la fournissaient
en miel et en cire. La famille exerçait sur son royaume un pouvoir absolu.
Rose jouissait de tous les privilèges réservés aux princes
; entourée d'amour par son père, sa mère, ses grands-parents
maternels, sa tante Rosette, et ses deux sœurs, Catherine-Désirée,
née le 11 décembre 1764, et la benjamine, Marie-Françoise,
dite Manette, venue au monde en septembre 1766.
Très tôt, la future Impératrice fut confiée à une
nourrice du nom de Marion qu'assistaient deux jeunes filles, Geneviève
et Mauricette. Grandissant au milieu d'esclaves à sa dévotion,
elle était l'un de ces enfants de colons que les récits du temps
décrivent souvent comme "très capricieux" et, comme elle
devait en convenir, "une enfant gâtée", recevant dès
son plus jeune âge force hommages rendus à son esprit et à sa
beauté. La ravissante petite fille aux grands yeux couleur d'ambre n'en
resta pas moins modeste. Ses cheveux châtains, ondulés avec soin,
prenaient un éclat doré dans la lumière de l'île.
Tous adoraient la "jolie créole", en particulier son grand-père,
monsieur de Sannois, par ailleurs froid et distant.
Dans la nuit du 13 août 1766, un violent ouragan s'abattit sur la Martinique.
Deux jours durant, la tempête ébranla La Pagerie. Rose, âgée
de trois ans, dormait dans son berceau de bois quand apparut le signe annonciateur
du désastre : un horizon bouché au nord-ouest de l'île. Soudain,
le ciel se couvrit d'un voile de nuages noirs, qui en crevant, déversèrent
des torrents de pluie. Une odeur de soufre emplissait l'atmosphère. L'enfant
dans les bras, sa nourrice prit la fuite avec son père et sa mère,
ralentie par une grossesse qui approchait de son terme, sa sœur Catherine
et quelques domestiques. Tous coururent se réfugier au premier étage
de la purgerie, le bâtiment de la sucrerie où la mélasse était
laissée à refroidir après extraction. Des vents de plus
de 150 km/heure détruisaient tout sur leur passage. La terre tremblait,
le volcan vomissait des flammes, les rivières quittaient leurs lits et
la mer s'enflait de vagues si hautes qu'elles semblaient se fondre dans le ciel.
Elles étouffaient les cris de ceux qu'elles emportaient.
Extrait de La rose de Martinique Par Andrea Stuart [Retour sommaire] [Haut de la page]
|